75.
Le jet privé de Frédéric Beck, un Falcon 900 de douze places, décolla de l’aéroport du Bourget peu après minuit. L’industriel avait formidablement bien préparé les choses. Une voiture était venue chercher les deux hommes à l’entrée de l’aéroport et les avait déposés au pied même de l’avion, où les trois membres de l’équipage les avaient accueillis en grande pompe.
On les avait ensuite installés dans la cabine personnelle de M. Beck, toute de cuir et de boiseries et, aussitôt après le décollage, on était venu leur servir des boissons. Là encore, plutôt que de leur proposer les mignonnettes bon marché que l’on serre d’ordinaire sur les avions de ligne, on leur tendit une carte fournie.
— Vous allez bien prendre un whisky avec moi, Krysztov ? murmura Ari en parcourant la liste des alcools.
— Non, désolé, jamais pendant le service.
— Vous plaisantez ? On a presque trois heures de vol devant nous. C’est un ordre !
Le garde du corps haussa les épaules en souriant.
— Ah, si c’est un ordre…
— Quel genre de whisky vous ferait plaisir, messieurs ? demanda le steward.
— Un single malt écossais, répondit Ari sans hésiter.
— Nous avons un Glenmorangie, dix-huit ans d’âge. Complexe, fruité et épicé à la fois, il a une très belle palette aromatique. C’est le favori de M. Beck…
Une lueur s’alluma dans les yeux de l’analyste.
— Parfait !
Le steward s’éclipsa poliment et revint quelques instants plus tard avec les deux whiskys secs, servis avec un verre d’eau à côté.
— C’est plus confortable que les carlingues de la FORPRONU ? ironisa Krysztov quand ils furent seuls dans la cabine.
— Oui… Il y a des jours où je me dis que je me suis trompé de métier.
Ils trinquèrent puis dégustèrent leur single malt alors que l’avion fonçait vers le sud-est de la France.
Après quelques minutes de silence, Ari pencha la tête contre le hublot et admira la lumière bleutée que la lune déposait à la surface des nuages. Il avait beau plaisanter avec Zalewski, la boule d’angoisse qu’il avait dans le ventre depuis l’enlèvement de Lola ne l’avait toujours pas quitté. Il savait qu’en allant en Italie, il parait au plus urgent : arrêter si possible la meurtrière, avant qu’il ne soit trop tard. Mais Lola, elle, n’était sans doute pas à Portosera. Elle était là, quelque part sous cet océan de nuages… Cela faisait maintenant deux jours qu’elle avait été enlevée et Ari n’arrivait pas à imaginer ce qu’elle faisait à ce moment précis. Comment se sentait-elle ? Quelles étaient les conditions de sa détention ?
Mackenzie frissonna. Chaque fois qu’il essayait d’imaginer ce que devaient être les pensées de la libraire, ce qu’elle devait éprouver, il ressentait comme un violent coup de couteau dans ses entrailles, comme un vertige soudain. Ce pincement que l’on ressent quand on revit, l’espace d’une seconde, un souvenir douloureux. Il se sentait tellement responsable ! Et, pour le moment, tellement impuissant !
— Ça ne vous dérange pas que j’éteigne la lumière, Krysztov ? J’aimerais essayer de dormir une heure ou deux avant que nous arrivions, demanda Ari en reposant son verre vide.
— Non, au contraire. Je crois que je vais en faire autant.
Ari lui adressa un signe de tête reconnaissant, éteignit les spots sur le plafond de la cabine et se blottit dans le fond de son large fauteuil. Il tenta de trouver le sommeil en se laissant bercer par le ronronnement des moteurs et les vibrations de l’appareil. Deux heures plus tard, quand l’avion entama sa descente, il ne sut s’il avait vraiment dormi ou seulement somnolé. Si les images qu’il avait vues n’avaient été que des pensées fugitives ou un rêve. Il se sentait en tout cas épuisé, la tête lourde.
L’avion se posa finalement en douceur sur une piste de l’aéroport de Capodichino. Naples était encore plongée dans la nuit noire.
Les deux hommes enfilèrent leurs manteaux et prirent chacun le sac à dos qu’ils avaient apporté. Pour éviter tout problème à la douane italienne, Ari et son garde du corps n’avaient emporté avec eux que le strict nécessaire : une arme de poing chacun, comme le leur autorisait leur permis en Union européenne, et le GPS de la BMW, Ari ayant prévu de louer une voiture pour rejoindre Portosera. Ils remercièrent chaleureusement les membres de l’équipage et rejoignirent l’aérogare à la lumière d’une lune pleine.